Le début de l’année 1917 est marqué par la préparation de la grande offensive qui débutera en avril 1917, d’abord vers Arras puis surtout sur le Chemin des Dames. L’offensive Nivelle se solde par un échec, qui débouche sur une grave crise du moral des Poilus, dont les mutineries sont la manifestation la plus connue. Nommé chef d’état-major général, le général Pétain décide d’une série de mesures en faveur de l’amélioration des conditions de vie des soldats. Ainsi la directive no 1080 du 3 juin 1917 précise qu’à « l’arrivée au cantonnement, la troupe doit être laissée au repos absolu pendant le temps voulu, pour qu’elle puisse se détendre moralement et physiquement ». Sans être explicitement citée, la pratique sportive est désormais encouragée, organisée et structurée. L’initiative spontanée prise par quelques Poilus au début du conflit devient dès lors un outil de renforcement physique et moral, de cohésion et d’esprit d’équipe au sein des unités engagées au front. Dès la fin 1917, le sport se généralise sur l’ensemble du front et s’enracine dans les mentalités des Poilus. Les rencontres se multiplient entre unités françaises, mais aussi entre les Alliés. Le football, qui était déjà le sport le plus répandu chez les Poilus, écrase désormais toute concurrence.
Avec l’entrée en guerre des États-Unis en avril 1917, les premiers soldats américains arrivent en France en juin 1917 et avec eux, des sports nouveaux, à commencer par celui qu’ils préfèrent : le baseball. L’armée confie en grande partie à la Young Men Christian Association (YMCA) le soin d’organiser la pratique sportive. Dotée de budgets et de moyens très importants, la YMCA, qui considère le sport comme un instrument d’évangélisation, transforme la frêle structure des foyers du soldat (au nombre de soixante-dix-huit au printemps 1917) en « Foyers du soldat – Union franco-américaine ». Ces constructions réglementaires de 30 mètres de long sur 6,75 de large se multiplient très rapidement (1 534 foyers sont bâtis entre l’automne 1917 et le 11 novembre 1918). Le 27 août 1917, un programme d’activités de quatorze points est signé par Pétain et la YMCA. L’article 11 prévoit parmi les activités sportives le football, le volley-ball et d’autres jeux qui « seraient adaptés au goût des soldats français ». Les foyers abritent également des salles de repos et d’écriture, des bibliothèques, et aussi des magasins de nourriture. On y trouve à disposition des instruments de musique. Y sont aussi organisés des spectacles, des séances de cinéma, des cours d’anglais, des jeux, etc.
À l’arrière, ce sont les jeunes femmes qui s’approprient la pratique du football. On assiste en cette année 1917 à un essor du football féminin à partir de Paris qui se transforme en véritable âge d’or après-guerre.
5.1. Des ballons pour les Poilus !
Dès le début du conflit, le manque de ballons dans les unités françaises freine le développement de la pratique sportive, alors que les Tommies en reçoivent réglementairement. Georges Rozet, journaliste sportif bien connu, multiplie les articles dans la presse en faveur de l’envoi de ballons aux Poilus et organise lui-même des collectes dès 1914. Entre le 29 mai et la fin décembre 1917, il écrit douze articles dans L’Œuvre sur la nécessité absolue d’en envoyer aux soldats et crée une souscription intitulée « L’Œuvre du ballon ». Car écrit-il « avoir un ballon, c’est la plus grande affaire. […] C’est l’objet précieux, indispensable, qu’on fera tout pour se procurer ». Pour ne pas subir « l’humiliation plus cruelle encore de shooter des ballons boches trouvés dans les ruines », Georges Rozet enjoint ses lecteurs à faire preuve de solidarité. Devenu correspondant de guerre dans la mission de presse française, il touche au but à l’été 1917 en convainquant le ministre de la Guerre d’organiser l’achat et la distribution de grandes quantités de ballons.
Inventé dès 1845 aux États-Unis, le baseball est le sport américain le plus populaire. Deux ligues professionnelles sont créées en 1876 et 1884, toutes deux contrôlées par des entrepreneurs sachant tirer profit de la civilisation des loisirs qui caractérise l’Amérique de la fin du siècle. Le premier match sur le sol français a lieu le 8 mars 1889 à Paris dans le cadre du Spalding World Tour entre une sélection des joueurs de la National League et le club des Chicago White Stockings. Cette tournée internationale est organisée par Albert Spalding, ancien joueur devenu le principal négociant d’équipements sportifs, qui fait de la France son premier objectif commercial international. Après cet événement, les principaux clubs scolaires parisiens et plusieurs clubs sportifs se dotent d’une section de baseball. Un premier championnat est créé en 1913, mais la guerre arrête sèchement le développement du baseball en France. Premier sport pratiqué dans le corps expéditionnaire américain, le baseball réapparaît dans la métropole en avril 1917 avec les Sammies, qui y jouent dès qu’ils le peuvent.
Le football américain, symbole de la virilité américaine
Le football américain descend du football association et du football rugby, introduits durant les années 1860 dans les universités américaines. Les pratiques de ces deux disciplines sont mélangées et leurs règles modifiées progressivement, jusqu’à ce que Walter Camp, joueur de Yale, propose entre 1880 et 1883 les principales règles que l’on connaît aujourd’hui. Marqué dès l’origine par la violence des contacts, le football américain se répand très vite dans les universités et la société américaine. Les années 1890 voient la formation des équipes professionnelles. Lorsque les Sammies arrivent en France en 1917, nombre d’entre eux ont déjà joué au football américain et le font découvrir aux combattants alliés.
Située à proximité immédiate du camp militaire de Mailly, la commune de Haussimont abrite un aérodrome militaire français, transféré aux forces américaines à la fin de 1917. Durant la construction des baraquements américains, Amédée Eywinger, photographe de la Section photographique et cinématographique de l’armée, observe les parties de football américain durant les moments de pause.
L’équipe de la 33rd Division prend la pose traditionnelle d’une équipe de football américain, quelques instants avant un match contre l’équipe de la 88th Division.
Le basket-ball, un sport plus discret qu’on ne le croyait
C’est en 1891 que James Naismith, professeur d’éducation physique de la YMCA, à Springfield (Massachusetts), invente le basket-ball, qui se joue en intérieur et collectivement et permet aux joueurs de baseball et de football américain de s’entretenir durant l’hiver entre les saisons régulières. Le basket-ball se diffuse rapidement aux États-Unis et au Canada, mais aussi discrètement en Europe, en Chine ou encore au Brésil, grâce à la YMCA et à ses organisations nationales. Contrairement à une légende bien établie, le basket-ball n’est pas le sport favori des Sammies, qui lui préfèrent de très loin le baseball, et il ne se répand pas en France à leur contact.
Le volley-ball, d’abord appelé « mintonette », est inventé le 9 février 1895 par William G. Morgan, un professeur d’éducation physique de la YMCA, à Holyoke (Massachusetts). S’inspirant à la fois du basket-ball, du tennis et du badminton, Morgan, ami d’université de James Naismith, l’inventeur du basket-ball, souhaite d’une part occuper les athlètes pendant l’hiver et, d’autre part, proposer une activité sportive plus douce à un large public, parfois plus âgé. Désormais connu sous l’appellation de volley-ball, il reste l’apanage de la YMCA lorsqu’il arrive en France et est considéré avant tout comme une activité de détente.
5.3. Une tournée néo-zélandaise pour sauver le rugby
En 1916, Charles Brennus, président de la commission du rugby de l’Union des sociétés françaises de sport athlétiques, s’inquiète pour l’avenir de ce sport en France. Le nombre de rugbymans tués au front est déjà très élevé et les Poilus jouent majoritairement au football. Il a alors l’idée de contacter le général William Birdwood, qui commande l’Australian and New Zealand Army Corps, afin d’organiser la tournée en France d’une sélection d’All Blacks de guerre. L’objectif de Brennus est de sensibiliser les écoliers et les lycéens à la pratique du rugby. Le résultat est inespéré et va remplir les clubs après-guerre.
Le premier match est organisé à Vincennes par l’USFSA et Le Journal le 8 avril 1917, en présence de nombreuses autorités, dont Louis Malvy, ministre de l’Intérieur. La rencontre est dénommée Coupe de la Somme, en mémoire de la bataille qui s’est déroulée de juillet à novembre 1916. La sélection française, réunie par l’USFSA avec l’accord de l’état-major, se compose de joueurs de niveaux disparates. Arrivant pour certains directement des tranchées, ils ne se sont pas entraînés ensemble. On y retrouve cependant plusieurs internationaux comme Maurice Boyau, Pierre Jauréguy ou Jules Forgues. Nombre de ces joueurs mourront dans les jours ou mois suivants, à commencer par Roger Béchade, tué huit jours plus tard sur le Chemin des Dames, Reg Taylor, mort le 20 juin 1917 à Messines (Belgique), ou encore Maurice Boyau, un as dont l’avion est abattu le 16 septembre 1918. Les équipements des joueurs et les ballons sont fournis par la marque Spalding.
Au début du match, les All Blacks réalisent le traditionnel haka qu’ils ont adopté en 1888 lors de leur première tournée européenne. Ils l’avaient déjà exécuté en 1906 à l’occasion des débuts officiels du XV de France. Mais, pour la première fois, celui-ci est filmé. Les All Blacks écrasent la France 40-0 et remportent un trophée représentant un Poilu lanceur de grenade, sculpté par le soldat Georges Chauvel, du 74e régiment d’infanterie.
Debout, de gauche à droite : Charles Brennus, Jean-Marie Arnal, Jean-Jacques Conilh de Beyssac, Jules Forgues, Maurice Boyau, inconnu, Henri Fellonneau, Marcel Favre, Étienne Rouzies, Alfred Eluère, inconnu.
Assis : Émile Strohl, Alfred Juppé, Pierre Jauréguy, Paulin Bascou, Roger Béchade, inconnu, Joseph Bérard Latreille de Fozières.
Il manque sur la photo Marcel Monniot, qui arrive juste avant le début du match.
Debout, de gauche à droite : Lt-Col. Arthur Plugge, William Bright, Reg Taylor, Jim Moffitt, Ranji Wilson, Dick Fogarty, George Murray (capitaine), Les Cockroft, Tom French, Charles King, Edmond Ryan, Bert Adams, Capt. Tom Lawless.
Assis : Norman Stead, John McIntyre, George Owles, Charles Brown, Billy Wilson, Torp Whittington, Arthur Wilson (assistant manager).
5.4. Les premières joueuses de football
Si les premiers matchs remontent à la fin du xixe siècle en Grande-Bretagne, le football féminin connaît un court et spectaculaire essor à partir de 1917. Avec le départ des hommes au front, les jeunes femmes sont embauchées dans les usines pour pallier le manque de main-d’œuvre. Travaillant plus de douze heures par jour dans des conditions souvent difficiles voire dangereuses, ayant souvent perdu un père, un frère ou un mari, les « munitionnettes », comme on les appelle alors, n’ont pas le moral. Les dirigeants proposent aux jeunes femmes de profiter des pauses pour pratiquer des exercices physiques, à commencer par le football. Le cas le plus célèbre est celui de l’équipe anglaise créée par l’entreprise Dick, Kerr & Co, à Preston (Lancashire) : le Dick, Kerr Ladies Football Club. C’est ainsi que se répand le football féminin de manière quasi simultanée en Grande-Bretagne et en France.
5.5. La première équipe de France féminine de football
Au printemps 1920, une sélection française, largement composée de joueuses du Fémina Sport, participe à une tournée de quatre matchs en Angleterre (deux défaites, un nul et une victoire). Le 29 avril 1920 au Deepdale stadium, à Preston, elle affronte les Dick, Kerr Ladies devant 25 000 spectateurs (victoire des Anglaises 2-0). À l’automne, c’est au tour des Anglaises de venir en France pour une tournée à Paris, Rouen, Le Havre et Roubaix. Le premier match retour se déroule au stade Pershing à Paris devant 12 000 spectateurs et se termine par un score de 1-1.
Sous l’impulsion du Fémina Sport, devenu un bastion du militantisme sportif féministe, qui réalise des tournées en France et en Angleterre pour promouvoir le football féminin, la pratique se développe. En Angleterre, on compte près de 150 formations en 1921. Une sélection française voit le jour et affronte des équipes anglaises plus d’une dizaine de fois entre 1920 et 1922. Les matchs se déroulent devant des dizaines de milliers de spectateurs, qui apprécient un football de très bon niveau. Malgré cet incroyable engouement, les associations sportives masculines, dont les effectifs augmentent considérablement, reprennent à leur compte les discours médicaux, s’inscrivant ainsi dans le contexte conservateur, antiféministe et nataliste de l’époque. Le football féminin est attaqué de toutes parts en raison de son caractère « scandaleux », « nocif », qui éloigne les femmes du foyer familial pour les voir courir jambes nues après une balle… En Angleterre, la Football Association décide d’interdire en 1921 l’accès des terrains aux femmes, signant l’arrêt de mort de la discipline. En France, le championnat s’arrête en 1932 et la pratique féminine disparaît peu à peu avant d’être définitivement interdite par le gouvernement de Vichy en 1941.
La rédaction du Petit Journal illustré pose dès la fin de l’année 1923 la question de l’accommodation de la « fragilité féminine » aux « sports violents », dont fait alors partie le football. Perdant peu à peu les acquis sociaux obtenus durant la Première Guerre mondiale, les femmes sont également attaquées au sujet de leur pratique sportive. Durant les années 1925-1926, le football féminin est l’objet de violentes attaques, car il est jugé immoral et nocif. Ainsi, en 1925, Henri Desgrange écrit dans L’Auto : « Que les jeunes filles fassent du sport entre elles, dans un terrain rigoureusement clos, inaccessible au public : oui d’accord. Mais qu’elles se donnent en spectacle, à certains jours de fêtes, où sera convié le public, qu’elles osent même courir après un ballon dans une prairie qui n’est pas entourée de murs épais, voilà qui est intolérable ! »
Les Poilus ont adopté le football dès le début du conflit pour la simplicité de ses règles et de sa pratique. À l’automne 1917, on y joue dans toutes les unités et sur tous les fronts. Chaque match représente un temps fort dans la vie des régiments. Georges Rozet, toujours lui, témoigne : « Le jour d’une rencontre entre deux équipes divisionnaires, il y a grand branle-bas dans le cantonnement : des affiches sont placardées sur les murs des maisons, […] l’assistance est de plusieurs milliers de spectateurs. » Des centaines de milliers de Poilus s’enthousiasment pour le football, ce qui contribue à sa diffusion et explique en partie l’augmentation du nombre de pratiquants et de clubs au sortir de la guerre sur l’ensemble du territoire national.