Trois questions à… Bénédicte Chéron, historienne spécialiste des questions de défense, maître de conférences à l’Institut catholique de Paris et chercheuse associée à l’IESD (Lyon 3)
Publié le 6 octobre 2021
Bénédicte Chéron a collaboré à la réalisation du nouvel ouvrage publié par l’ECPAD, "Daguet, une division française dans la guerre du Golfe (1990-1991)" (collection « Au cœur de », disponible le 7 octobre).
1/ De Pierre Schoendoerffer à Raymond Depardon, votre lien avec les archives de l’ECPAD s’est tissé autour de parcours d’auteurs qui ont marqué l’histoire du cinéma et de la photographie. Pouvez-vous nous présenter vos travaux ?
C’est en effet lors de mon DEA puis ma thèse sur l’œuvre de Pierre Schoendoerffer que j’ai d’abord passé du temps dans les casemates du fort d’Ivry et à la médiathèque pour travailler sur les archives de l’ECPAD. Depuis ces premières recherches, une même question traverse mes travaux : celle du rôle des représentations dans la manière dont les Français comprennent la vie militaire et le fait guerrier contemporain. De ces images, mises en rapport avec d’autres archives (iconographiques, audiovisuelles, imprimées et orales), découlent de multiples questions sur le fonctionnement de la communication politique et militaire, sur la médiatisation de la vie militaire et des opérations extérieures. La période que j’étudie débute au lendemain de la guerre d’Algérie et court jusqu’aux opérations actuelles. Elle permet de mettre en avant des lignes de force de cette histoire des représentations du fait militaire et de leur place dans la société et le débat public. On passe ainsi d’un moment de grand effacement de la finalité combattante de la vie militaire à une réaffirmation de la spécificité militaire par les états-majors puis une réappropriation de la dimension épique de la vie militaire par les autorités politiques. Cette histoire de la communication militaire permet de saisir comment les armées se racontent vers l’extérieur mais aussi comment elles perçoivent les Français à qui elles s’adressent et comment elles se perçoivent au sein de la société française. Ce sont donc aussi toutes les relations armées-sociétés qui se trouvent éclairées par ce travail.
2/ Vous êtes aujourd’hui l’une des spécialistes des rapports entre société et armée, mais également intéressée par les questions relatives à la communication du fait combattant. Cette année, dans le cadre du 30e anniversaire de l’engagement des forces françaises au sein de la division Daguet lors de la première guerre du Golfe, vous avez étudié la place des archives de l’ECPAD dans la fabrique médiatique du conflit pour un ouvrage à paraître prochainement. Quelles réflexions avez-vous pu conduire sur la communication opérationnelle des années 1990 et leur héritage actuel ?
On constate de manière assez claire que la réflexion sur la communication opérationnelle est encore balbutiante au début de la guerre du Golfe. A partir du milieu des années 1980, des chefs militaires du SIRPA alertent sur la nécessité de mener une réflexion sur la communication lors des opérations militaires, sur l’utilité de procédures et de structures systématiquement mises en place, notamment dans le domaine de l’image. A la fin des années 1980, le SIRPA se met en ordre de marche pour être capable de répondre aux « crises » (c’est le mot qui est employé à l’époque), en particulier dans le cadre des essais nucléaires français menés dans le Pacifique et alors que la télévision est devenue structurante du paysage médiatique. Avec la guerre du Golfe, il ne s’agit plus de faire de la communication de crise mais de mettre en place des équipes et des méthodes dans un contexte de guerre, avec une dimension offensive assumée par les autorités politiques. Les premières semaines du déploiement sont alors caractérisées par des tâtonnements certains, d’autant plus perceptibles que la préoccupation pour la communication n’est pas encore partagée par l’ensemble des chefs militaires et que la demande médiatique est extrêmement forte. Une partie des réformes qui va suivre naît des apprentissages faits pendant la guerre du Golfe.
Plus largement, l’opération Daguet constitue aussi un moment lors duquel les autorités politiques, et donc les chefs militaires, assument la dimension guerrière d’un déploiement de la force armée à l’étranger après une longue période marquée par l’effacement du fait combattant dans le traitement médiatique ordinaire de la vie des armées françaises. Bien des prises de parole et des mécanismes de communication sont alors révélateurs de la difficulté à apprivoiser à nouveau cette dimension de la vie militaire. L’opération n’est cependant qu’une parenthèse temporaire : ce n’est qu’avec la seconde partie de l’engagement français en Afghanistan, entre 2008 et 2012, que des réapprentissages durables et structurels vont être faits.
3/Quelles sont les périodes ou les sujets que vous aimeriez à nouveau explorer à l’ECPAD ?
Mes travaux portent en ce moment sur les opérations 1970 et 1980 avec un travail systématique sur leur médiatisation. Pour les armées, c’est une période très particulière : leur communication est centrée sur le service militaire désormais intégré au service national (et dont la finalité combattante commence déjà à s’estomper) et sur la modernité sociale et technique qu’elles revendiquent. Les opérations sont à la périphérie de leur communication, surtout médiatisées par la parole politique (souvent allusive) et le travail des journalistes. La manière dont les photographes et cameramans des armées les suivent, fabriquent des images qui se superposent aux propos de ceux qui racontent ces opérations, et dont ces images participent (ou ne participent pas) aux représentations médiatiques mérite une étude approfondie.